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Article written by Anne Bourlond 

http://www.lacaptiveamoureuse.com/

 

Attention les chéries, votre date de péremption approche!

 

 

Elles sont trois, elles ont dans la quarantaine et elles sont belles. Avec toute une vie, plein de bouleversements, plein de souvenirs en elles. Il y en a des événements dans leur tête et dans leur corps! Des choses belles et des choses tristes. Dures aussi. Elles sont trois et elles sont belles mais elles ne le savent plus. Comment savoir qu’on est belle quand on vous dit qu’il y a trop de vie en vous. Trop de joies intenses, de blessures ouvertes, d’amours cassées…Ca cicactrise mal tout ça. Ils sont plein de stigmates vos corps. Ils sont marqués au fer rouge. Même si ça ne se voit pas au premier coup d’oeil, ils sont lourds de tout ce magma d’émotions, ils commencent à ployer.

Vous vivez, vous buvez, vous dansez, vous bosser, vous baisez, vous enfantez…Tout ça dans l’insouciance totale. Pauvres petites naïves! Votre ”After party” vous attend à l’angle de la rue. Gueule de bois, lendemain de veille. Et là vous ne riez plus. Tout à coup des traces de vie apparaissent. “Comment? De vie? C’est un sale mot ça, la vie, quand ça s’installe dans un corps! Quand ses griffes s’incrustent sur vos corps fermes et sensuels. La fête, elle est finie les chéries. Le rideau tombe et vous, vous restez derrière. Pas question de dépasser les limites, de laisser passer une main, un doigt de pied. Hors scène. Hors sujet. Hors de question d’afficher des traces de fatigue. De succomber à un début d’étiolement. Aux premiers signes de déchéance. La société vous dit “stop”. Elle mérite mieux que ça, la société, elle exige des corps fiers et dignes. Des ports de tête altiers, des gestes déterminés. Des corps disciplinés qui obéissent aux canons de beauté. Des canons violents qui vous assènent obus et bombes à retardement.

Vous frôlez la date de péremption les chéries. Vous devez réagir. Vous cacher ou vous corriger. Réparer les erreurs, combler les fissures. Mes trésors, vous êtes un yaourt périmé, une tranche de saumon pas frais. Ca devient tout dégueulasse un yaourt fermenté, avec sa petite couche de pourriture au sommet. Ca devient dangereux. Ca peut faire vomir si vous dansez après la date de péremption. Sale petit diktat, sale petite société autoritaire! On devrait se rebeller. On devrait hurler à gorge dépoyée, la poitrine exposée, qu’on existe encore plus fort, encore plus vrai. Et si elle ne vous plaît pas notre poitrine moelleuse, on vous emmerde! C’est ce que fait l’une des danseuses, elle fonce tête la première dans la société-dictateur, elle arrache son soutien-gorge, elle danse seins nus sans honte et sans canons. Elle crie avec son corps. Elle existe avec son coprs. Mais pour combien de temps?

La plus fragile des trois femmes, elle, danse en dessous soyeux, rouge grenat, flamboyants comme ses cheveux. Elle a la peau laiteuse et le rouge la sublime. Elle est belle, elle ne comprend pas. Elle ne sait plus. Elle danse et elle crie comme pour se convaincre elle-même mais c’est trop tard; elle connaissait, elle ne connait plus sa beauté. Elle danse, elle se touche le visage, elle veut en sentir les courbes, être sûre qu’il tient encore la route. A force de le frotter, son rouge à lèvres la recouvre de sang. Elle tient la route mais elle a peur de faire vomir. Elle met en garde le spectateur. Elle prévient. Au cas où les consommateurs se tromperaient. C’est légalement répréhensible la tromperie frauduleuse. « Regardez bien l'emballage! Non seulement pour les conseils de préparation, mais aussi pour la date de péremption. C'est toujours utile…Alors surtout pelez bien, épluchez bien tout. Soyez certains qu'à l'intérieur, le fruit n'est pas déjà pourri. Après, plongez dans l'eau bouillante. Jusqu'à ce que l'eau devienne euh… verte. C'est à ce moment là qu'il faut rallumer le radiateur; ça, c'est pour la fumée. » Elle danse, elle danse mais elle vacille la fille en balconnet rouge. Elle sent qu’elle n’est plus à la hauteur. Les deux autres ont déjà abandonné. Même la fille aux seins nus. Elles gisent sur le sol. Elles se convulsent, elles pourissent à l’intérieur du bel emballage. Mensonger l’emballage! Un peu plus tard, même la fille rouge, elle abandonne la partie. Elle veut disparaître. Puis un sursaut de fierté la reveille; la tête haute, elle crie à nouveau. Elle a raison de crier. Faut l’éduquer le consommateur. Il est d’une ignorance crasse le consommateur! « Après tout, pourquoi est-ce qu'on préférerait un produit bien frais, presque trop lisse, presque transparent de perfection? Ca peut aussi être intéressant quelque chose de fané, avec plus de caractère, d'aspérités. Sous le rideau dépasse le tapis, et le ciel est si grand qu'il compte trop d'étoiles pour tes yeux ». Elle a raison, il y a trop d’étoiles pour eux dans ce corps. Il est trop grand son ciel. C’est un horizon cette femme, c’est l’infini. Ca fait peur l’infini. Et puis pourquoi il y a plein d’étoiles ? C’est pas la période des perséides ! Il y a anguille sous roche. Il y a encore beaucoup de choses derrière le rideau mais quelles choses ? Comment on peut savoir ? Elle a quarante ans de vie, avec tout ce qu’il y a encore devant, toute cette partie du ciel qu’on ne voit pas, toutes ces étoiles qui nous aveuglent. Mais si on n’a pas la force de voir ? Le consommateur il n’a aucune imagination. Il achète ce qu’on lui offre dans un bel emballage. C‘est l’emballage et le prix qui le rassurent. Le reste ce sont pas des critères objectifs, comment on les calcule ? Comment on peut vérifier ? Et puis la garantie de deux ans, elle porte aussi sur les choses derrière le rideau ?

La femme grenat, elle essaie une dernière fois de nous convaincre. Il faut se laisser aller parfois. Ne pas s’arrêter au feu rouge. Il faut le brûler et prendre des risques. Se jeter dans l’inconnu. « C'est vrai, après tout, comment on a su pour le vin? Ca n'a pas pu être un calcul scientifique, on n'avait pas prévu qu'après quelques années, quelques décennies, quelques siècles…il serait plus jaune, plus goûteux, plus savoureux, qu'il nous ferait même un peu plus d'effet…On a pris un risque, on a fait le pari que rien n'était encore mort. Pourquoi servir aussitôt? Sous les lattes, il y a peut-être encore plein de choses à découvrir…". Nous on la regarde la femme flamboyante et on pense que son ensemble rouge, il a la couleur du vin. Elle est sublime comme une bouteille de Nuit-Saint-Georges, cru 1997. On a envie de la boire.

On est venus pour elle, nous, on avait envie de la voir, on l’aime. On l’aime sur scène, on l’aime déjà en-dehors. Mais les autres ? Ceux qui l’attendent dehors ? Cette sale petite société consumériste. Elle en voudra encore ? Quel prix elle vaudra encore sur le marché la fille rouge ?

Elle, elle sait; elle a de la bouteille. A un moment, on peut plus cacher les taches d’expérience sur son corps, les amours, les brêches, les abus…Tout ce qu’il a donné, tout ce qu’il a pris. Le corps, il devient si chargé et si fragile avec tout ça. Il arrive plus à cacher ses faiblesses. Le vin est peut-être resté trop longtemps en fût. En moyenne, les vins de Nuits-Saint-Georges s'épanouissent entre 5 et 10 ans. Les grandes années, leur tenue en cave peut atteindre 25 ans. Peut-être qu’elle a laissé fermenter sa vie quelques années de trop. Quelques années et hop; elle a tué les dessous “Nuit-Saint-Georges”. Il n’y a plus que la lie qui gît au fond du verre. Ce dont plus personne ne veut, ce qui reste quand on a pris le meilleur.

Alors que font-elles, les femmes en rouge? Elles sombrent dans la folie; elles se jettent sur la pyschanalyse, elles avalent prozac, xanax, valium et tutti quanti pour avaler aussi leur décadence. Ou bien elles avalent du botox, de la silicone. Il n’y a pas mille options si elles veulent l’amortir, leur lente déchéance. Ratrapper leur “meilleur”. Elle, la fille lie de vin, elle a choisi la danse. Décadente, cynique, elle continue, elle s’imagine encore sur le maché.

"Type Knacki...Type vitrine...Type un peu cabossé...Type rafistolé...On sait pas trop pourquoi on le fait...C'est pas toujours très confortable, mais parfois on se sent obligé. Après tout, si les autres le font... c'est que ça doit être bon? Alors on y va quand même. C'est pas Lavoisier "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme"? Seulement parfois, on a juste envie de disparaître”.

Lavoisier s’est planté. Tout se perd. Elles aussi elles se perdent. Alors, oui: disparaître. A Beyrouth ou à Rio, c’est clair, on cache le réel, on se transforme en objet plastique. Un bel objet qu’on pétrit, module à sa guise. Le pastique, ça fait moins peur que la chair. Ca n’a pas d’histoire. Donc pas de traces. Et on en fait ce qu’on veut. Alors on troque la chair pour le plastique. A Beyrouth et à Rio il y a plein de poupées en plastique qui se baladent dans les rues. Au début on remarque pas…Puis de plus près, c’est un peu figé, un peu froid…Ca trouble, le figé. Ca fige, le froid. On a presqu’envie de les secouer, de voir un peu de vie “lie de vin”, un peu de “qui rentre pas dans les canons” dans les poupées barbies. De se réconcilier avec la décadence. Dans le fond c’est beau la fragilité de la chair. Les petites failles dans le regard, les petites taches de soleil sur la peau, les bas ventres généreux…

A Beyrouth ou à Rio les poupées sourient. Elles ont l’air heureuses. Ca mûrit mieux que le vin la silicone?

Ni vin ni silicone, elle est belle la danseuse en rouge. Moi je sais qu’elle le sera encore longtemps. Il faudra trouver un moyen de la rattraper quand elle aura quitté le theâtre. Courrir très vite, l’arrêter dans la rue et la plaquer contre un mur pour lui crier que non, elle ne doit rien changer. Surtout ne rien changer. Ou laisser la vie la changer, tout doucement, à sa guise. Lui dire qu’elle sera encore plus belle et qu’on ne cessera jamais d’aller la voir danser. Qu’on aura toujours envie d’un bon verre de Nuit-Saint-Georges 1997.

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